L'avènement de l'Homo numericus

On les a baptisés les « digital natives » ou la « e-génération ». Howard Gardner parle de la « App generation » (1). Michel Serres les affuble d’un « Petite poucette » (2) parce que leurs pouces s’agitent en permanence sur leur smartphone. Cette génération, née avec téléphone ou tablette numérique en main et des écrans devant les yeux, représenterait une espèce en voie de mutation, une mutation dirigée par une sélection artificielle : celle où technologies numériques et humains sont entrés en symbiose.


C’est ainsi que le numérique a envahi nos vies : pour communiquer, s’informer, étudier, se divertir, jouer, consulter, acheter et ventre. Mais comment mesurer l’impact global cette mutation sur nos vies ?


Le débat autour de l’avènement de l’Homo numericus a été bien balisé depuis deux décennies. Il n’oppose pas uniquement les technophiles (un nouveau bond pour l’humanité !) et les technophobes (une régression culturelle, une tyrannie technologique !) mais aussi les technomodérés, (comme toujours dans l’histoire, il y a autant d’avantages que d’inconvénients !), les technoneutres (la technique ne fait rien par elle-même, c’est son usage qui compte !), sans parler des techno-agnostiques qui réservent leur jugement.


Les positions étant connues, le débat est également bien fléché. Il se cristallise autour de quelques grands enjeux récurrents : Internet rend-il idiot ? les écrans contribuent-ils au délitement du lien social ? Assiste-t-on à l’émergence d’un Homo numericus nouveau ? Et si oui, à quoi va-t-il ressembler ?


Petit rappel des idées sur le sujet.


Internet rend-il idiot ?


Les prophètes de la cyberculture, tel M. Serres, l’envisagent à longue échelle comme un nouveau bond cognitif de l’humanité : le Web permet une diffusion sans limite des savoirs, le jeu de liens hypertextes stimule la créativité en créant des ponts entre savoirs cloisonnés. Naguère, écrit M. Serres, « le savoir se divisait en sectes », aujourd’hui, la lecture hypertextuelle permet de créer des passerelles inédites.


Contre cette vision idyllique, le journaliste Nicolas Carr a jeté un pavé dans la mare en soutenant qu’Internet pouvait « rendre bête » (3). Et de citer son propre exemple, lui qui avait délaissé la lecture de livres au profit d’une consultation frénétique de données : « Je ne réfléchis plus de la même manière qu’avant. Plonger dans un livre ou un long article, avant c’était simple. (…) Ce n’est plus le cas. Maintenant ma concentration défaille au bout de deux ou trois pages. » À la dispersion mentale s’ajouteraient de nouvelles formes d’addiction. Et l’ensemble dispersion + addiction pourrait conduire au fameux « trouble du déficit de l’attention » si répandu aujourd’hui : c’est du moins le diagnostic sans nuance que fait Cédric Biagini, auteur de L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies (2012).


Les « technopondérés » pensent eux qu’il n’y a pas lieu ni d’idéaliser, ni de s’alerter outre mesure : tout est question d’autocontrôle. Face à l’addiction, il faut apprendre aussi à déconnecter. Certains préconisent un sabbat numérique (« le dimanche on débranche ! »), ou conseillent aux parents de contrôler la consommation numérique des enfants. Rares sont ceux qui invitent à l’abstinence complète : vivre plusieurs semaines sans connexion ? Un exploit aujourd’hui équivalent à une traversée de l’Atlantique en solitaire (4).


Les réseaux sociaux rendent-ils plus sociable ? Dans un premier temps, la critique des écrans s’était portée sur un risque de désocialisation, produisant des « no life » en masse, enfermés dans une bulle virtuelle coupée de toute vie sociale. Puis avec l’explosion des réseaux sociaux, les critiques ont changé de nature. Désormais c’est la surabondance de connexions faciles et factices qui menaceraient de tuer la vraie communication. Telle est en tout cas la thèse défendue par Sherry Turkle dans Alone Together (5).


Antonio Casilli, auteur de Les Liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? (2010), conteste ce genre d’analyse unilatérale. Pour lui, les réseaux sociaux ne nuisent pas aux relations réelles. Il y a autant de facticité ou d’authenticité dans les relations sociales réelles (qu’il s’agisse de relations amoureuses, d’amis ou copains, de relations professionnelles) que dans les liaisons virtuelles.


Retour sur de vieux débats


Ce qui est remarquable dans ces débats est la reprise, presque terme à terme, des arguments donnés à propos de la télévision et la radio dans la génération précédente. La télévision aussi devait supprimer la lecture, le cinéma et la presse, et la culture savante. Elle devait aussi semer la violence et la pornographie, annonçait le règne de la médiocrité. À l’inverse, pour Marshall McLuhan, les nouveaux « mass media » allaient unifier la planète dans un « village global », plus pacifique, plus sympathique et créatif.


Pourtant cinquante ans de recherches sur les effets des médias de masse ont remis en cause la théorie déterministe du conditionnement des comportements (6). Les recherches en sociologie de la réception ont montré que les gens sont des consommateurs moins passifs qu’on le croit, qu’ils savent faire la part des choses et filtrer l’information reçue, que la vie d’un téléspectateur ne se résume pas aux heures passées devant la télévision (on peut être brillant universitaire et passionné de séries télé), que le « petit écran » a une grande diversité d’usages (divertissement, informations, débats…) et une aussi grande diversité de publics.


La comparaison avec l’essor du livre est encore plus éclairante. Elle ouvre les yeux sur la diversité des usages, des publics et des effets. La lecture a permis de diffuser des savoirs, des valeurs (à travers les modèles des héros de roman), des idéologies révolutionnaires (selon Roger Chartier, le livre fut un des vecteurs de l’esprit des Lumières et des idéaux de la Révolution française), des religions (la Bible et le Coran comme religions du Livre).


Mais le livre est aussi un instrument de divertissement : des romans à l’eau de rose, des polars, des essais politiques au vitriol. L’essor du livre est aussi contemporain de la presse en général. Les journaux et magazines de toutes sortes (du quotidien sérieux au tabloïd, du magazine scientifique au magazine people) ont, depuis deux siècles, inondé les esprits d’informations et opinions, de jeux et divertissements. La lecture ne se réduit pas à un seul effet : elle ouvre l’esprit des uns, enferme celui des autres (car les livres sont aussi l’arme des sectes de tout poil). La lecture stimule la concentration mais aussi la dispersion de l’esprit (la lecture « zapping  » est par nature celle des journaux que l’on parcourt en diagonale, en sautant d’un titre à un autre, d’un début d’article à une autre page).


L’essor de la lecture s’est accompagné de celui de l’écriture. Et l’écriture a servi à généraliser le courrier, les études, la tenue de journaux intimes, etc. Depuis une génération, le numérique concentre tout à la fois : le livre et la presse, la télévision et le téléphone, la radio et le cinéma et les jeux de société, l’écriture et la lecture. Les usages du numérique sont si multiples – s’informer, se divertir, acheter et vendre, jouer et s’instruire et communiquer, qu’il est bien difficile d’enfermer cette grande mutation dans un schéma unique.


Et si la nouvelle génération est une génération mutante, elle suit alors les voies de toute l’évolution, qui n’a jamais pris une seule direction à la fois.
 

NOTES

1. App comme « applications ». Leur intelligence multiple fait voir les applications comme des prolongements de nos compétences cognitives. 
Voir Howard Gardner et Katie Davis, The App Generation. How today’s youth navigate identity, intimacy, and imagination in a digital world, 2013.

2.Michel Serres, Petit poucette, Le Pommier, 2012

3.Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, 2010, trad. fr. Marie-France Desjeux, Robert Laffont, 2011.

4.Thierry Crouzet, J’ai débranché. Comment revivre sans Internet après une overdose, Fayard, 2012.

5.Sherry Turkle, Alone Together. Why we expect more from technology and less from each other, Basic Books, 2012.

6.Philippe Cabin et Jean-François Dortier (dir.), La Communication. État des savoirs, Éditions Sciences Humaines, rééd. 2008.

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