Oui, Internet est un « bien public »

Au-delà de ses arcanes techniques et de ses enjeux financiers colossaux, c’est une décision éminemment politique que vient de prendre la Federal Communications Commission (FCC), l’organisme de régulation des télécommunications – et donc de l’Internet – aux Etats-Unis. En outre, compte tenu du poids des géants américains de l’économie numérique, c’est une décision qui va directement influencer, en Europe et dans le monde, les règles du jeu entre fournisseurs d’accès, fournisseurs de contenus et de services, et citoyens-consommateurs du Net.

La bataille économique, politique et judiciaire faisait rage outre-Atlantique depuis des mois, des années même. D’un côté, le Parti républicain et les grands opérateurs américains, Verizon ou Comcast, arguaient que la neutralité du Net – c’est-à-dire l’égal accès aux réseaux téléphoniques de tous les fourniseurs de contenu, de Netflix à YouTube en passant par les sites les plus modestes – constituerait une interférence inacceptable de l’Etat dans le fonctionnement d’entreprises privées. A leurs yeux, un tel carcan briderait ou empêcherait les investissements nécessaires au développement de nouvelles infrastructures.

En face d’eux, une partie des démocrates, les grands groupes du Web et les associations de défense des internautes rétorquaient que, en l’absence d’un cadre minimal, le Web tel que nous le connaissons aujourd’hui serait voué à disparaître, miné par des tarifs rédhibitoires, des freins gigantesques à l’innovation et des risques pour la liberté d’expression. Ces partisans de la « neutralité » se sont mobilisés de manière exceptionnelle ces derniers mois : quatre millions de citoyens ont répondu à l’appel à contribution de la FCC. En outre, ils ont reçu en novembre 2014 le renfort déterminant du président Barack Obama, qui a appelé la FCC à faire d’Internet un bien public.

Et l’Europe ?

La décision adoptée, le 26 février, par le régulateur fédéral américain leur a donné raison. La FCC a pris fermement position en faveur de la neutralité du Net aux Etats-Unis, en édictant une série de règles qui encadrent l’activité des opérateurs et les empêchera, à l’avenir, de privilégier certains fournisseurs de contenus en leur faisant payer plus cher un accès de meilleure qualité. C’est une nette victoire pour les partisans de ce principe qui veut que tout contenu circule de la même manière et à la même vitesse sur le réseau, sans privilèges ni « voies rapides » pour tel ou tel qui accepterait d’en payer le prix.

Cette décision va dans le bon sens. Première intervention de l’Etat américain dans l’histoire de l’Internet, elle témoigne que la puissance publique ne peut laisser l’omniprésente révolution numérique s’autoréguler en dehors d’un minimum de règles communes, équitables et démocratiques. Toutefois, la FCC s’est défendue de vouloir réguler Internet. De fait, chacun sait que sa décision va devoir affronter de multiples procédures de recours et de contestation de la part de ses adversaires.

Elle n’en aura pas moins une portée hautement symbolique. Elle démontre que l’Etat fédéral américain ne peut plus rester à l’écart de l’Internet : comme le premier amendement de la Constitution américaine défend la liberté d’expression, la neutralité du Net avait besoin d’une consécration juridique. Il faut espérer que l’Europe, enlisée dans les divergences entre Etats membres et freinée par le lobbying des opérateurs de télécommunications, saura s’en inspirer.

[source : lemonde.fr]
 

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